Giuseppe Maria Crespi, Énée et la Sibylle essayant de convaincre, avec succès, Charon, vers 1695-1697, Kunsthistorisches Museum, Vienne
Charon fait entrer la Sibylle et Enée aux Enfers
Virgile, Enéide, Chant VI
vers 384 - 416
Énée et la Sibylle poursuivent leur route et s'avancent vers le fleuve. À peine des bords du Styx le nocher les a-t-il aperçus de loin, cheminant à travers le bois silencieux et portant leurs pas vers la rive, qu'élevant le premier sa voix, il gourmande ainsi le héros : « Qui que tu sois qui t'avances armé jusqu'aux rives de notre fleuve, dis pourquoi tu viens, et arrête ici tes pas. C'est ici le séjour des ombres, l'empire du Sommeil et de la Nuit. II m'est défendu de recevoir des vivants dans la barque stygienne. Je n'ai pas eu à me réjouir d'avoir autrefois reçu Alcide, Thésée, Pirithoüs, tout enfants des dieux et tout invincibles qu'ils étaient. Le premier osa bien de sa main enchaîner le gardien du Tartare, et l'arracher tremblant du trône même de Pluton. Les deux autres entreprirent d'enlever de sa couche nuptiale l'épouse du dieu des morts. » — La prêtresse d'Amphryse lui répondit ce peu de mots : « Cesse de t'émouvoir ; nous n'avons pas de ces desseins perfides, et ces armes n'ont rien de menaçant : que l'effroyable gardien des morts, couché dans son antre, épouvante les pâles ombres de ses aboiements éternels ; et que Proserpine partage, à jamais chaste et fidèle, le lit de son oncle. Le Troyen Énée, d'une piété et d'une valeur insignes, descend dans les profonds abîmes de l'Érèbe, pour y voir son père. Si tant de piété ne te touche pas, reconnais ce rameau. » Elle montre alors le rameau, qu'elle tenait caché sous son voile. Soudain tombe la colère qui gonflait le cœur du nocher : il révère en silence le présent sacré de la fatale branche, que depuis longtemps il n'avait pas vue ; et, tournant sa barque vers les bords du fleuve, il va toucher la rive. Alors il écarte en les poussant les ombres assises en longues files sur les bancs, et met la barque à vide : en même temps il reçoit dans le frêle esquif le grand Énée ; les ais mal joints de la nacelle gémirent sous le poids du héros, et s'ouvrirent de tous côtés aux ondes infernales. Énée enfin et la Sibylle passent sains et saufs à l'autre bord du fleuve, et Charon les dépose sur un affreux limon au milieu de sombres roseaux.
Le texte latin
Virgile, Enéide, Chant VI
vers 384 - 416
Ergo iter inceptum peragunt fluuioque propinquant.
Nauita quos iam inde ut Stygia prospexit ab unda
per tacitum nemus ire pedemque aduertere ripae,
sic prior adgreditur dictis, atque increpat ultro :
« Quisquis es, armatus qui nostra ad flumina tendis,
fare age, quid uenias, iam istinc, et comprime gressum.
Vmbrarum hic locus est, somni noctisque soporae ;
corpora uiua nefas Stygia uectare carina.
Nec uero Alciden me sum laetatus euntem
accepisse lacu, nec Thesea Pirithoumque,
dis quamquam geniti atque inuicti uiribus essent.
Tartareum ille manu custodem in uincla petiuit,
ipsius a solio regis, traxitque trementem ;
hi dominam Ditis thalamo deducere adorti. »
Quae contra breuiter fata est Amphrysia uates :
« Nullae hic insidiae tales ; absiste moueri ;
nec uim tela ferunt ; licet ingens ianitor antro
aeternum latrans exsanguis terreat umbras,
casta licet patrui seruet Proserpina limen.
Troius Aeneas, pietate insignis et armis,
ad genitorem imas Erebi descendit ad umbras.
Si te nulla mouet tantae pietatis imago,
at ramum hunc » – aperit ramum, qui ueste latebat –-
« adgnoscas ». Tumida ex ira tum corda residunt.
Nec plura his. Ille admirans uenerabile donum
fatalis uirgae, longo post tempore uisum,
caeruleam aduertit puppim, ripaeque propinquat.
Inde alias animas, quae per iuga longa sedebant,
deturbat, laxatque foros ; simul accipit alueo
ingentem Aenean. Gemuit sub pondere cymba
sutilis, et multam accepit rimosa paludem.
Tandem trans fluuium incolumis uatemque uirumque
informi limo glaucaque exponit in ulua.