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antikattic

le grenier des antiques


Le Satiricon de Pétrone - 3e partie

Publié le 13 Janvier 2020, 08:52am

Catégories : #Littérature

Traduction de Nisard, Collection des auteurs latins, 1842.

 

Fellini, Satyricon

 

Pétrone, Satiricon
Le festin de Trimalchion

XXVII à LXXVIII

 

1e partie  -  2e partie  -  3e partie  -  4e partie

 

Quatrième service :

cochons

Mais nous ne savions pas encore que dans ce pays de merveilles nous n'étions, comme on dit, qu'à mi-côte. En effet, nos tables desservies au son des instruments, trois cochons blancs sont amenés dans la salle, ornés de jolies muselières et de grelots. - Le premier a deux ans, nous dit leur introducteur ; le second, trois ; le dernier est déjà vieux. - Moi je pensais que c'étaient des porcs acrobates, et que ces animaux, comme on en voit aux cirques, allaient faire quelques tours surprenants. Trimalchion mit fin à notre attente : - Lequel voulez-vous, nous dit-il, qu'on vous apprête sur-le-champ ? Un malappris vous servira un coq, un faisan, quelques misères pareilles : mes cuisiniers à moi font cuire des veaux entiers dans leurs chaudières - Et il fait de suite appeler un cuisinier, et, sans attendre notre choix, il lui ordonne de tuer le plus vieux de ces porcs. Puis, haussant la voix : - De quelle décurie es-tu ? - De la quarantième, dit l'esclave. - Es-tu né chez moi, ou acheté ? - Ni l'un ni l'autre. Je vous ai été légué par le testament de Pansa. -Vois donc à nous servir bien vite ; sinon, je te fais reléguer dans la décurie des valets de ferme. - Et l'autre, à cet avertissement souverain, se sauve dans la cuisine où sa bête le conduit.

propos de Trimalchion

XLVIII. Trimalchion, radoucissant pour nous son visage, dit alors : - Si vous n'êtes pas contents du vin, je le changerai ; mais non, rendez-le bon, en y faisant honneur. Grâce aux Dieux, je ne l'achète pas ; et tout ce qui à ma table fait venir l'eau à la bouche est le produit d'un bien que j'ai près de la ville, et que je ne connais pas encore. On le dit limitrophe de Terracine et de Tarente. A présent je veux joindre la Sicile à mes petites possessions, pour que, si l'envie me prend de voir l'Afrique, la traversée se fasse par mes domaines.

Mais contez-moi, Agamemnon, quelle controverse vous avez déclamée aujourd'hui. Moi, voyez-vous, si je ne plaide pas de causes, je n'en ai pas moins fait mes études dans la division du discours ; non, ne croyez pas que j'aie dédaigné la littérature : j'ai trois bibliothèques, une grecque, l'autre, latine. Allons, faites-moi l'amitié de me dire l'argument de votre déclamation. - Agamemnon ayant commencé : - Un pauvre et un riche étaient ennemis... - Trimalchion demanda : - Qu'est-ce qu'un pauvre ? - Ah ! charmant ! reprit l'orateur ; et il développe je ne sais quelle controverse. De suite Trimalchion conclut : «Si le fait existe, il n'y a pas de controverse ; s'il n'existe pas, il n'y a rien». Voyant ce dilemme et le reste accueilli par un torrent d'acclamations, il poursuit : - De grâce, Agamemnon, mon cher ami, les douze travaux d'Hercule, les savez-vous ? et l'aventure d'Ulysse, comme quoi le Cyclope lui enleva sa maîtresse changée en pourceau ? J'ai si souvent lu cela dans Homère quand j'étais petit ! Et la Sibylle donc ! A Cumes je l'ai moi-même vue, de mes propres yeux, suspendue dans une fiole ; et quand les enfants lui disaient : Sibylle, que veux-tu ? Elle répondait : Je veux mourir.

le porc

XLIX. Il n'avait pas craché toutes ses sottises, lorsqu'un plateau chargé d'un énorme porc parut sur la table envahie. Chacun d'admirer tant de diligence, et de jurer qu'un poulet n'aurait pu être sitôt cuit ; d'autant mieux que le porc nous paraissait bien plus gros que tout à l'heure le sanglier. Cependant Trimalchion, qui l'examinait de plus en plus attentivement, s'écria : - Comment ! comment ! ce porc n'est pas vidé ? Non, par Hercule ! il ne l'est pas. Faites, faites comparaître le cuisinier. - Et voilà l'esclave debout devant la table et penaud, qui dit qu'il a oublié. - Comment ! oublié ! Ne dirait-on pas qu'il n'y manque que le poivre ou le cumin ? Dépouillez-moi ce maraud. - Aussitôt fait que dit : on met tout nu le cuisinier, qui se tient d'un air piteux entre ses deux exécuteurs. L'assemblée intercède : - C'est une faute ordinaire ; nous vous en prions, faites-lui grâce ; s'il y retombe, aucun de nous ne sollicitera pour lui. - J'étais, moi, d'une sévérité implacable ; je n'y tenais plus, et, me penchant vers l'oreille d'Agamemnon : - Certes, lui dis-je, il faut que ce valet soit un fier vaurien est-ce qu'on oublie de vider un porc ? Non, pardieu ! je ne lui ferais pas grâce, ne s'agît-il que d'un poisson. - Trimalchion ne pensa pas de même ; et, déridant son visage tout épanoui de gaieté : - Eh bien, puisque tu as si mauvaise mémoire, vide-le devant nous. - Le cuisinier remet sa tunique, saisit un coutelas, entame par-ci par-là d'une main circonspecte le ventre de l'animal ; et soudain, par les ouvertures élargies sous le poids qui les presse, boudins et saucisses s'échappent par monceaux.

les « corinthes »

L. A ce coup de théâtre toute la valetaille applaudit, et cria en chœur : Vive Gaïus ! Le cuisinier fut gratifié d'une rasade, voire d'une couronne d'argent ; et la coupe où il but était sur soucoupe corinthienne. Comme Agamemnon la considérait de près, Trimalchion dit : - Je suis le seul qui possède de véritables corinthes. - Je m'attendais qu'il allait dire, avec son impertinence ordinaire, qu'on lui apportait sa vaisselle de Corinthe même. Il fit mieux : - Et peut-être voulez-vous savoir, ajouta-t-il, comment je suis seul possesseur du vrai corinthe ? C'est que le fabricant qui me fournit s'appelle Corinthe ; or qu'y a-t-il de plus corinthien que d'avoir Corinthe à ses ordres ? Et n'allez pas me prendre pour un ignorant : je sais parfaitement bien l'origine première de ce métal. A la prise de Troie, Annibal, fin matois et maître fripon, fit jeter toutes les statues d'airain, d'or et d'argent sur un seul bûcher, et y mit le feu. Il s'opéra un alliage où l'airain dominait. Et de cette masse les fabricants prirent pour faire des plats, des bassins, des statuettes. De là le corinthe, métal unique né de trois métaux, qui n'est pas plus l'un que l'autre. Vous me permettrez de vous dire que pour mon compte j'aime mieux le verre : beaucoup n'en veulent point. S'il ne se cassait pas, je le préférerais à l'or ; tel qu'il est, il n'a pas de valeur.

la fiole de verre

LI. Il y eut pourtant un ouvrier qui fabriqua une fiole de verre laquelle ne se cassait point. Il fut admis à en faire hommage à César ; après quoi, l'ayant reprise des mains de l'empereur, il la lança sur le pavé. Le prince effrayé comme on ne peut l'être davantage, l'ouvrier ramasse sa fiole : elle était bossuée, tout comme un vase d'airain. Cet homme alors tire un petit marteau de sa ceinture, et tranquillement et fort joliment remet la fiole en état. Cela fait, il pensait déjà tenir Jupiter par les pieds, surtout quand l'empereur lui demanda : - Quelque autre que toi a-t-il le secret de cette composition ? Pèse bien ta réponse. Sur sa négative, César lui fit trancher la tête ; car enfin, si ce secret eût été connu, on ne ferait pas plus de cas de l'or que de la boue.

LII. L'argenterie, voilà ma passion. J'ai des gobelets qui tiennent une urne, un peu plus, un peu moins. On y voit comment Cassandre égorgea ses fils ; et leurs cadavres sont si bien jetés qu'on les croirait vivants. J'ai une aiguière que m'a laissée le premier des patrons, qui est le mien, où Dédale enferme Niobé dans le cheval de Troie. J'ai aussi les combats d'Herméros et de Pétracte ciselés sur des coupes : tout cela d'un beau poids ; et ce que mon goût pour les arts me procure, je ne le vends à aucun prix.

l’esclave non puni

Comme il en était là, un valet laisse tomber un vase à boire ; Trimalchion se retourne : - Vite ! punis-toi toi-même, étourdi que tu es. - Et le valet de marmotter entre ses lèvres une supplication. Mais l'autre : - Que me veux-tu ? Est-ce que je suis tracassier avec toi ? Je t'invite à prendre sur toi de ne plus faire l'étourdi. - A la fin, imploré par nous, il lui pardonne. L'esclave gracié se met à courir autour de la table, en criant : Expulsez l'eau, faites place au vin. On releva ce trait de savoir-vivre et d'imagination ; surtout Agamemnon, qui savait comment se gagnait une invitation nouvelle. Trimalchion, qui s'entend louer, rit et boit de plus belle ; le voilà ivre ou peu s'en faut :

danse

- Comment ! dit-il, aucun de vous ne prie ma Fortunata de danser ! Je vous assure qu'elle exécute la cordace (danse antique) on ne peut mieux. - Et lui-même élève ses mains par-dessus son front pour contrefaire le baladin Syrus, et tout son chœur de valets chante: «Par Jupiter ! j'en meurs, j'en meurs de rire». Il eût gambadé au milieu de la salle, si Fortunata ne fût venue lui parler à l'oreille, et, je pense, l'avertir qu'il compromettait sa gravité par ces plates bouffonneries. Rien de plus inégal que cet homme : tantôt l'ascendant de sa femme l'arrêtait, tantôt sa nature était la plus forte.

 

Fellini, Satyricon : la danse de Fortunata

 

lecture d’archives

LIII. Mais ce qui fit complète diversion à cette rage de danse, ce fut l'archiviste, qui, du même ton que s'il s'agissait du journal des actes de Rome, vint nous lire : - Le sept des calendes de sextilis (le sixième mois), dans le domaine de Cumes, appartenant à Trimalchion, sont nés trente garçons et quarante filles. On a porté des granges dans les greniers cinq cent mille boisseaux de froment ; on a accouplé cinq vents bœufs. Dudit jour : mise en croix de l'esclave Mithridate, pour avoir maudit le génie de notre doux maître. Dudit jour report dans la caisse de ce qui n'a pu être placé, cent mille sesterces. Dudit jour : incendie dans les jardins de Pompée ; le feu a pris naissance chez Nasta, le fermier. - Comment ! demanda Trimalchion; quand m'a-t-on acheté les jardins de Pompée ? - L'an dernier, répond l'annaliste, c'est pourquoi ils ne sont pas encore portés en compte. - Trimalchion, bouillant de colère, s'écrie : - Quels que soient les biens que l'on m'achètera, si dans les six mois je n'en ai pas avis, je défends qu'on me les porte en compte. - Ensuite on lut des ordonnances d'édiles, des testaments de maîtres des forêts qui s'excusaient de ne pas faire Trimalchion leur héritier ; puis des rôles de fermiers ; et la répudiation par le surveillant d'une affranchie surprise avec un garçon de bains ; la relégation du valet de chambre à Baïes ; la mise en accusation de l'économe, et le jugement intervenu entre les valets de chambre.

danseurs

Mais les danseurs de corde sont enfin arrivés : un bouffon des plus insipides se campe avec une échelle au milieu de nous ; un bambin, à sa voix, grimpe d'échelon en échelon jusqu'au dernier, chantant, dansant tout à la fois ; il passe à travers des cerceaux enflammés ; il tient une amphore en équilibre sur ses dents. Trimalchion tout seul était dans l'admiration ; il déplorait l'ingratitude du métier, et ajoutait : - Il n'y a que deux choses au monde qui me fassent grand plaisir à voir : les danseurs de corde et les corneilles ; les autres bêtes, chanteurs ou acteurs, sont vraiment des attrape-nigauds. Par exemple, j'avais acheté, aussi des comédiens : eh bien, j'ai préféré leur faire représenter des farces atellanes, et j'ai donné ordre à mon chef d'orchestre de ne jouer que des airs latins.

la blessure de Trimalchion

LIV. Il était en verve l'auguste patron, quand le bambin s'en vint lui tomber sur le bras. Ce ne fut qu'un cri dans toute la valetaille, aussi bien que chez les convives : non par amour de ce dégoûtant individu (tous lui auraient vu rompre le cou avec plaisir), mais par la crainte d'une fin tragique de banquet, qui les obligerait à pleurer un mort étranger. Cependant Trimalchion pousse de profonds gémissements, et se penche sur son bras, comme grièvement blessé ; les médecins accourent, et Fortunata la première, cheveux épars, une potion à la main, criant fort haut qu'elle est bien à plaindre et bien malheureuse. Le malencontreux enfant allait à la ronde se jetant à nos pieds et implorant son pardon. Moi je pestais, dans l'appréhension que ce suppliant en détresse n'amenât quelque autre changement à vue. Je me rappelais trop bien ce cuisinier qui avait oublié de vider le porc. Et je promenais mes regards tout autour de la salle, craignant de voir sortir de la muraille une nouvelle machine ; surtout lorsque je vis fustiger un esclave pour avoir bandé le bras du maître, le bras malade, avec de la laine blanche, au lieu d'en prendre qui fût pourpre. Je n'avais pas erré de beaucoup dans mon pronostic ; car en place de condamnation intervint un arrêt de Trimalchion qui déclarait le bambin libre, pour qu'il ne fût pas dit qu'un tel personnage avait été contusionné par un esclave.

des vers

LV. Ce trait ravit tous nos suffrages ; on se récrie sur la fragilité des choses humaines, chacun à sa mode, et l'on ne tarit point. - Voyons, dit Trimalchion, il ne faut pas qu'un pareil accident passe sans un impromptu. - Et vite il demande ses tablettes, et, sans s'être longtemps torturé l'imagination, il nous débite ceci :

Quand on le craint moins que jamais,
Le mal accourt sans dire gare ;
Ainsi le veut là-haut la Fortune bizarre.
Eh bien donc ! du falerne, esclave, et buvons frais.

Ensuite de ce petit morceau, la conversation tomba sur les poètes, et longtemps la palme resta à je ne sais quel Mopsus de Thrace. Enfin Trimalchion prenant la parole : - Maître, dit-il à Agamemnon, quelle différence mettez-vous entre Cicéron et Publius ? Cicéron, je pense, est plus beau phraseur ; Publius a meilleur ton. Que peut-on, par exemple, dire de mieux que ces vers ?

Le luxe a des Romains gangrené la vertu.
De son plumage d'or vainement revêtu,
Le paon, morne captif, s'engraisse pour nos tables ; 
La poule numidique abandonne ses sables,
Et s'en vient rencontrer chez nos Apicius
Les chapons, de la Gaule envoyés en tributs.
Quoi! de ses vieux parents nourrice généreuse,
La cigogne, qui fuit la saison rigoureuse,
Et du haut de nos toits annonce les beaux jours, 
Y couve pour tes plats le fruit de ses amours? 
Quand ta noble moitié suspend à ses oreilles
Ces perles sur trois rangs, ces conteuses merveilles, 
Tout ce luxe indien est-il fait pour l'époux ? 
Ne va-t-il pas plutôt, loin de ton œil jaloux, 
La jeter effrénée aux bras de l'adultère ? 
Que lui sert des rubis la splendeur étrangère, 
Le vert de l'émeraude aux reflets si charmants ? 
Les mœurs et la vertu, voilà ses diamants !
Maudits soient ces tissus vaporeux, diaphanes, 
Ces nuages de lin, plaisir des yeux profanes, 
Dont les plis onduleux marquent ses nudités, 
Et montrent au grand jour ses appas effrontés.

 

réflexion sur les métiers

LVI. Mais, poursuivit-il, quel est, ce nous semble, après celui des lettres, le plus difficile des métiers ? Celui du médecin, je pense, et du changeur : car les médecins savent ce qui se passe dans notre pauvre machine, et quand la fièvre doit venir ; ce qui ne m'empêche pas de les haïr à la mort, parce qu'ils me réduisent trop souvent à la boisson des canards. Et le changeur, qui voit le cuivre à travers l'argent !

réflexion sur les bêtes

Parmi les bêtes non parlantes les plus laborieuses sont les bœufs et les brebis : les bœufs, auxquels nous sommes redevables du pain que nous mangeons ; et les brebis, qui nous habillent de cette laine dont nous sommes si fiers. 0 comble de l'ingratitude ! on ose manger l'innocente brebis, et l'on tient d'elle sa tunique ! Pour les abeilles, je les crois des bêtes célestes, car elles crachent le miel, bien qu'on dise que c'est Jupiter qui nous l'apporte ; et si elles piquent, c'est qu'il n'est point de douceur qu'on ne trouve mêlée d'amertume.

loterie

Il allait laisser bien loin de lui les philosophes, quand l'urne de loterie commenta à circuler. Un jeune esclave, préposé pour cet emploi, lut à haute voix les billets gagnants : Scélérat d'argent ! Et l'on apporta un jambon (skelos) sur lequel était un huilier du susdit métal ; Cravate, et ce fut une corde de potence ; Fruits de garde et Mortification (contumelia), ce qui signifiait fraises sauvages confites, et un croc avec une poterne (contus, mêlon) ; Porreaux à longues tiges et Pêches (persica) reçut des verges et un couteau de Perse ; pour Passereaux et Chasse-mouches, un raisin sec (passam) et du miel attique ; pour Robe de table et Robe de forum, un gâteau et des tablettes. Canal et Pied à mesurer, un lièvre (canem alens) et une pantoufle ; Murène et Béta grec (rat d'eau attaché à une grenouille (mus-rana), et paquet de bettes) provoquèrent de longs rires. Il y eut mille choses de même force, dont j'ai certes perdu le souvenir.

Harangues du co-affranchi Herméros

LVII. Cependant Ascylte ne pouvait contenir sa pétulante gaieté ; rien n'échappait à ses moqueries ; il agitait ses bras en l'air et riait aux larmes, ce qui fâcha tout rouge un des co-affranchis de Trimalchion, celui-là même qu'on avait colloqué au-dessus de moi : - Qu'as-tu à rire, lui cria-t-il, face de mouton ? Les magnificences de mon maître ne sont pas de ton goût ? Tu es plus riche apparemment, et tu tiens meilleure table ? Que les Lares du patron me pardonnent ! si j'étais près de toi, il y a longtemps que je t'aurais empêché de bêler. Le bel avorton, pour ridiculiser les autres ! un je ne sais quoi sans feu ni lieu, un rôdeur de nuit, qui ne vaut pas l'eau qu'il rend. Au fait, je n'aurais qu'à pisser autour de lui, il ne saurait où se fourrer. Je n'ai, pardieu ! pas la tête trop près du bonnet ; mais en chair molle les vers se mettent. Il rit : qu'a-t-il à rire ? Ton père ne t'a-t-il pas acheté pour un peu de laine ? Es-tu chevalier romain ? Moi je suis fils de roi. Tu veux savoir pourquoi j'ai été en service ? Parce que j'ai bien voulu m'y mettre, et que j'ai mieux aimé être citoyen romain que roi tributaire ; et aujourd'hui, j'espère, je tiens mon rang de façon à ce que personne ne se gausse de moi. Libre à l'égal des hommes libres, je marche tête levée, sans devoir un as à qui que ce soit. De ma vie je n'ai reçu d'assignation ; jamais on ne m'est venu dire en justice : Paye ce que tu dois. J'ai acheté quelques petits bouts de terre, et mis de côté quelques petits lingots ; je nourris vingt bouches et mon chien. J'ai racheté ma camarade de lit, pour que sa gorge ne servît plus d'essuie-main à personne : son rachat m'a coûté mille deniers d'or ; le titre de sévir, je l'ai eu gratis, et j'espère mourir de manière à ne pas rougir quand je serai mort. Mais toi, tu as de si mauvaises affaires que tu n'oses pas regarder derrière toi. Tu vois un pou sur ton voisin, et tu ne vois pas sur toi un scorpion. Il n'y a que toi qui nous trouves ridicules. Vois ton précepteur, un homme d'âge : nous lui plaisons à lui ; toi, morveux, tu n'articules ni mu ni ma. Cruche fêlée, cuir mouillé, pour être plus souple tu n'en es pas meilleur. Es-tu plus riche que nous ? dîne et soupe deux fois. Moi j'estime ma parole plus que de l'or en barre. Au fait, me suis-je jamais fait tirer l'oreille ? J'ai servi quarante ans ; et avec cela âme qui vive ne sait si j'étais esclave ou libre. J'étais bien jeune avec ma longue chevelure à mon arrivée dans la colonie : la basilique n'était pas encore bâtie. Mais je fis si bien que je satisfis mon maître, homme de conséquence et de dignité, qui valait mieux dans son petit doigt que toi dans toute ta personne. J'avais bien dans la maison tel et tel qui me voulaient supplanter ; mais, grâce à mon bon génie, j'ai surnagé. Il est sûr et certain que naître de parents libres est aussi facile que de faire le chemin que j'ai fait. Hein ! Te voilà aussi sot qu'un bouc dans un champ de cicérole (pois chiche) !

 

 

LVIII. A ce dernier trait Giton, qui se tenait debout à mes pieds, et qui depuis longtemps comprimait son rire, éclate d'une manière assez immodeste. Il attire l'attention du harangueur qui tourne contre lui ses énergiques apostrophes : - Toi aussi, tu te mêles de rire, tête d'oignon roussi ! Quelles Saturnales est-ce donc ? Dis-moi, sommes-nous en décembre ? Quand as-tu payé ton vingtième ? - Qu'attendre de ce gibier de potence, de cette chair à corbeaux ? Je veux que Jupiter te confonde, toi et ce benêt qui ne t'impose pas silence ! Que je sois sûr de manger du pain tout mon soûl, comme c'est par respect pour mon hôte, mon co-affranchi, que je t'épargne ! Sans lui tu me l'aurais payé vite et comptant. Nous nous trouvons traités à merveille, nous ; mais non pas ces goinfres qui te laissent faire. Et voilà : tel maître, tel valet. C'est à peine si je me possède ; et je suis vif de mon naturel, et du pays des Cicéréiens : quand je m'y mets, ma mère est moins pour moi qu'une obole. C'est bien : je te reverrai dans la rue, ver de terre, mauvais champignon. Que je ne m'étende ni en long ni en large, si je ne réduis ton maître à se cacher dans une touffe d'orties, et si tu ne trouves en moi à qui parler, quand, ma foi, tu appellerais Jupiter Olympien à ton secours ! Je te débarrasserai de ta perruque qui vaut bien deux as, et de ton maître qui ne vaut pas plus. C'est bien : tu tomberas sous ma dent ; ou je ne me connais pas, ou tu ne te moqueras plus, tout menton doré que tu sois. Je te recommanderai à Minerve, et à moi qui t'ai redressé le premier. Je n'ai pas étudié les géométries, les critiques, et autres chansons à bercer les enfants ; mais je sais la langue lapidaire, la division par centièmes, selon le métal, le poids, la monnaie. Tiens, veux-tu, donne aussi ton petit gage : avance, je te laisse le choix du sujet. Tu vas voir que ton père a payé des maîtres pour toi en pure perte, quoique tu saches la rhétorique. Va, on n'est jamais trop loin de moi ; j'ai le bras long. Défie-moi : je te dirai qui de nous deux bat le plus de pays sans bouger de place ; qui s'enfle bien fort et se retrouve bien plat. Tu te démènes, tu trottes tout ahuri comme une souris dans un pot de chambre. Que cela t'apprenne à te taire, ou à ne pas molester ceux qui valent mieux que toi, qui ne savent seulement pas que tu sois au monde. Tu te figures peut-être que je fais grand cas de ces bagues de buis que tu as volées à ta maîtresse ? Mercure nous soit en aide ! viens avec moi sur la place, et empruntons de l'argent : tu verras que ma bague de fer a du crédit. Ah ! le joli objet que ce renard mouillé ! Je veux perdre tout ce que je possède, et finir si mal que le peuple jure par ma mort, si je ne te pourchasse à outrance jusqu'au bout du monde. Le joli objet aussi que celui qui t'apprend si bien à vivre ! C'est un débaucheur, ce n'est pas un maître. Nous avons étudié, va ; à preuve que le maître nous faisait répéter : Votre santé est-elle bonne ? - Allez droit chez vous, nous disait-il, sans regarder ni par-ci ni par-là ; n'insultez pas les grandes personnes ; ne vous amusez pas à compter les échoppes. - Pas un de mes camarades n'est sorti de la misère. Moi, que tu vois en belle passe, je le dois à mon savoir-faire, dont je rends grâce aux Dieux.

Trimalchion intervient

LIX. Ascylte commençait à riposter ; mais Trimalchion, qu'avait charmé l'éloquence de son co-affranchi, leur dit : - Mettez les gros mots de côté ; soyons plutôt de belle humeur. Et toi, Herméros, ménage le petit jeune homme : le sang bout à cet âge ; sois le plus raisonnable.

Qui cède en pareil cas a toujours l'avantage.

Quand tu venais d'être chaponné, et qu'on te criait : Coco, coco, tu n'avais pas le cœur si haut. Allons, cela vaut mieux, montrons-nous de bonne composition, soyons gais, et attendons les homéristes.

Les Homéristes

A l'instant même entra toute la bande, frappant de leurs piques sur leurs boucliers. Trimalchion s'assied sur un carreau, et tandis que les homéristes discourent entre eux en vers grecs, selon leurs us et contre tout usage, lui, d'un ton musical, se met à lire un livre latin. Puis soudain, commandant le silence : Savez-vous quelle scène ils représentent là ? Diomède et Ganymède étaient deux frères, lesquels avaient pour sœur Hélène. Agamemnon l'enleva, et à la place de Diane il mit une biche. Ainsi Homère raconte ici la guerre des Troyens et des Parentins. Il se trouve qu'il est vainqueur, et qu'il donne Iphigénie sa fille en mariage à Achille, ce qui fait qu'Ajax devient fou : dans la minute l'argument va vous l'expliquer. - Dès qu'il eut dit, les homéristes poussèrent une acclamation ; puis, fendant la presse des valets qui s'agitent pour faire place, un veau sur un grandissime plat est apporté bouilli, et, qui mieux est, le casque en tête. Il est suivi d'Ajax, qui, brandissant son glaive en furieux, tranche sans pitié, joue d'estoc et de taille, et ramasse à la pointe du sabre les morceaux qu'il présente aux convives ébahis.

des présents…

LX. Nous n'eûmes pas le loisir d'admirer longtemps des tours de force de si bon goût, car tout à coup le plafond se mit à craquer, et la salle entière trembla. Tout alarmé je me lève ; la peur me prend que quelque funambule ne descende par le toit ; et comme moi les autres convives lèvent en l'air des yeux étonnés, attendant de voir quel message nous était dépêché du ciel. Or voilà que du lambris entr'ouvert un cercle aussi vaste que la coupole dont il se détachait s'abaisse sur nos têtes, et offre dans tout son contour des couronnes d'or suspendues, et des vases d'albâtre remplis de parfums. C'étaient les présents d'usage.

… et des fruits

Comme on nous invite à les prendre, nous reportons nos yeux sur la table : elle était déjà couverte d'un plateau chargé de quelques pièces de four. Au centre s'élevait Priape, en pâtisserie, qui dans son giron assez ample présentait des fruits de toute espèce et des raisins, selon la coutume. Nos mains se portèrent avidement sur ce bel étalage, et un brusque et nouvel intermède ranima tout à fait la gaieté. Pas un gâteau, pas un fruit qui ne fît jaillir à la moindre pression une liqueur safranée dont l'incommode rosée arrivait jusqu'à nous. Persuadés qu'il y avait quelque chose de sacré dans cette aspersion traîtreusement solennelle, nous nous levâmes le plus droit que nous pûmes, et nous criâmes : A Augustus César, père de la patrie, longue prospérité ! Quelques-uns cependant, même après l'acte religieux, continuant à piller les fruits, nous en remplîmes aussi nos serviettes, moi surtout, qui ne croyais jamais Giton assez abondamment chargé.

Les Lares et le buste de Trimalchion

Sur ces entrefaites trois esclaves, vêtus de tuniques blanches, entrent dans la salle : deux d'entre eux posent sur la table les Lares du logis avec leurs bulles d'or ; le troisième, tenant une patère de vin, fait le tour de la table en criant : Soyez nos Dieux propices ! Or, disait-il, ces Lares s'appelaient, le premier, Industrie ; le second, Bonheur ; le troisième, Profit. Puis vint le buste authentique de Trimalchion lui-même ; et comme chacun le baisait à la ronde, nous aurions eu honte de nous en dispenser.

 

Le récit de Nicéros : histoire de loup-garou

LXI. Quand tout le monde se fut souhaité réciproquement la santé de l'âme et du corps, Trimalchion se tourna vers Nicéros. - Je t'ai toujours vu, lui dit-il, si divertissant à table ! Je ne sais pourquoi aujourd'hui tu te tais, tu ne dis mot. Je t'en prie, tu me feras bien plaisir, raconte-nous quelqu'une de tes aventures. Nicéros, ravi du ton de bonté de son noble ami, lui répond : - Que tout profit me passe devant le nez, s'il n'est pas vrai que depuis longtemps je me gaudis, je pétille d'aise de te voir si heureux ! De la gaieté donc et rien autre, malgré que j'aie peur de ces gens d'école et de leurs moqueries. Libre à eux : je vais toujours dire mon histoire ; ils ne m'ôtent rien de la poche ceux qui se moquent. Mieux vaut laisser rire de soi que de rire des autres.

Dès qu'il eut dit ces mots

il commença son récit de la sorte : - J'étais encore en service ; nous habitions une rue étroite, la maison de Gaville aujourd'hui. Là, les Dieux voulurent que je devinsse amoureux de la femme du cabaretier Térentius ; vous savez, Melissa la Tarentine, le plus friand nid de baisers ! Mais, pardieu ! non ce n'était pas charnellement ni pour la bagatelle que je la cultivais : c'était plutôt pour sa sagesse. Dans tout ce que je lui demandais, jamais je n'étais refusé : si elle faisait un sou, j'en avais moitié ; je déposais tout dans sa bourse, et jamais je n'ai été trompé. Le mari qui était avec elle à la campagne vient à rendre le dernier soupir. Je m'escrime alors d'estoc et de taille pour me rendre auprès de sa veuve : comme de raison, c'est dans la détresse qu'on connaît les amis.

LXII. Par bonheur mon maître était allé à Capoue vendre quelques nippes qui étaient de défaite. Saisissant l'occasion, je détermine notre hôte à m'accompagner l'espace de cinq milles. Il était soldat, intrépide comme Pluton. Nous nous mettons à arpenter vers le chant du coq ; il faisait clair de lune comme en plein midi. En passant par un cimetière, le camarade commence à converser avec les astres ; moi je vais toujours, chantonnant et comptant les étoiles. Ensuite m'étant retourné vers lui, je le vis se déshabiller, et poser toutes ses hardes sur le bord du chemin. Oh ! je ne respire plus, mon nez s'allonge ! je reste là, roide comme un mort. Que fait l'autre ? Il se met à pisser autour de ses habits, et crac ! il est changé en loup. N'allez pas croire que je plaisante : je ne mentirais pas pour la plus belle fortune du monde. Mais où en suis-je ? Ah ! comme je vous disais donc, après que le voilà devenu loup, il se met à hurler, et se sauve dans les bois. D'abord je ne savais où j'étais ; ensuite je m'approchai pour ramasser ses habits : ils étaient changés en pierres. Qui dut mourir de peur, si ce n'est moi ? A tout hasard je tire mon épée, et (mais c'était peine perdue) je pourfends les malins esprits durant tout le chemin jusqu'au logis de ma maîtresse. Dès que j'eus passé le seuil, je faillis rendre l'âme : l'entre-deux de mes cuisses n'était qu'une gouttière de sueur ; j'avais les yeux éteints ; je fus un temps infini à me remettre. Ma chère Melissa s'étonna de me voir courir les champs à une heure aussi indue : - Si du moins, dit-elle, tu étais venu plus tôt, tu nous aurais donné un coup de main : un loup est entré dans la bergerie ; et toutes nos bêtes, non, un boucher ne les aurait pas mieux saignées. Mais il ne s'est pas ri de nous, quoiqu'il se soit sauvé ; car notre esclave lui a donné d'une lance au travers du cou. - Quand j'eus appris cela, il ne me fut plus possible de fermer l'œil ; et au grand jour je m'enfuis chez le camarade, plus leste qu'un marchand détroussé. Arrivé à l'endroit de la métamorphose des habits en pierres, je ne trouve rien que du sang. J'entre dans la maison, et je vois mon soldat étendu sur un lit, comme un bœuf, et à son cou un médecin qui le pansait. Je compris qu'il était loup-garou ; et depuis lors je n'ai pu manger une bouchée de pain avec lui, non, quand vous m'auriez tué. Libre à ceux qui auraient là-dessus opiné autrement ; moi, si je mens, que vos bons génies me confondent !

Le récit de Trimalchion : histoire de sorcières

LXIII. Tout l'auditoire demeurait frappé, ébahi : - Sans te démentir, dit Trimalchion, est-il possible ? Les cheveux m'en ont dressé sur la tête. Car je sais que Nicéros ne conte jamais de fariboles ; il est au contraire véridique, et point du tout hâbleur. Eh bien, à mon tour je vais vous narrer une chose aussi effroyable qu'un âne perché sur un toit. Du temps que je portais longue chevelure (car dès mon enfance j'ai mené la vie de sybarite), Iphis, mignon de notre maître, vint à trépasser ; une vraie perle, ma foi ! beau comme une image, ayant tout pour lui. Et comme sa pauvre petite mère sanglotait sur lui, et que nous étions plusieurs auprès d'elle en lamentations, tout d'un coup les Stryges commencent leur vacarme : on eût dit des chiens qui pourchassent un lièvre. Nous avions avec nous un gaillard de la Cappadoce, grand, fièrement hardi, même trop, et qui vous eût détrôné Jupiter foudroyant. Mon brave tire son épée, s'élance hors de la chambre, le manteau roulé autour du bras gauche avec précaution, attrape une des sorcières, et, comme qui dirait ici, (le ciel préserve ce que je touche !) la transperce par le milieu du corps. Nous entendîmes un cri ; mais là, sans mentir, les sorcières, nous ne les vîntes point ! Cependant notre sabreur revient, et se jette sur un lit. Il avait le corps tout livide, comme si on l'eût battu de verges : c'est, voyez-vous, qu'une mauvaise main l'avait touché. Nous fermons la porte, et retournons à notre office de consolateurs ; mais, comme la mère veut serrer dans ses bras le corps de son fils, elle ne touche et ne voit plus qu'un mannequin de paille, qui n'a ni cœur, ni boyaux, ni rien ; les sorcières, voilà, avaient déjà escamoté l'enfant et mis à la place un paquet d'ordures. Qu'en dites-vous ? Il faut croire qu'elles en savent long ces femelles, ces harpies nocturnes qui mettent la nature sens dessus dessous ! Au reste le grand sabreur, depuis cette aventure, ne recouvra jamais sa couleur naturelle ; et même, peu de jours après, il mourut enragé.

LXIV. Chacun de s'émerveiller et de croire, et de baiser la table, en priant ces oiseaux sinistres de se tenir dans leurs trous pendant que nous reviendrions du festin.

Plocrimus

Or, ma foi, déjà les lampes me semblaient multiplier leurs lumières, et la salle se renverser toute, quand Trimalchion dit à Plocrimus : C'est à toi que j'eu veux ; tu ne racontes rien, tu ne nous divertis plus. Tu étais toujours si aimable ! Que tes récitatifs étaient jolis en dialogues, mêlés de couplets ! Hélas ! vous voilà parties, douces friandises de nos desserts ! - Ah! répond Plocrimus, j'ai dû enrayer mon char, du moment où la goutte m'est venue. C'était autre chose dans ma belle jeunesse : je chantais à me rendre poitrinaire. Et la danse ? et les comédies ? et la pantomime du barbier ? Qui avais-je pour rival ? Personne qu'Apellète. - Puis, appliquant ses doigts sur sa bouche, il pousse je ne sais quel sifflement sauvage qu'il nous affirme ensuite être une gentillesse grecque.

Le mignon Crésus

Par le même procédé Trimalchion à son tour imite le son des trompettes, et se penche vers son mignon, qu'il appelait Crésus. Ce petit monstre chassieux, qui avait les dents d'un sale à faire peur, emmaillotait d'une écharpe verte une petite chienne noire, dégoûtante d'embonpoint, et mettait sur son lit un pain d'une demi-livre dont il empâtait cette bête, qui, n'en pouvant mais, rendait les morceaux. Ce manège inspire à notre hôte l'idée de faire venir Scylax, le gardien du logis et de ses habitants. A l'instant on amène un chien d'énorme taille qu'on tient par la chaîne : un coup de pied du portier l'avertit de se coucher, et il s'étend devant la table. Trimalchion lui jette un pain blanc, et dit : - Personne dans ma maison ne m'aime plus tendrement que cet animal. - Le mignon, piqué de l'éloge excessif qu'on faisait de Scylax, met sa petite chienne à terre, et l'agace vivement contre lui. Scylax, obéissant comme de raison à l'instinct de sa race, remplit la salle d'horribles aboiements, et peu s'en faut que le précieux roquet ne soit mis en pièces. Le désordre ne se borna pas au bruit : un candélabre aussi fut renversé sur la table, tout le service de cristal fracassé, et plusieurs d'entre nous arrosés d'huile brûlante. Trimalchion, pour ne pas paraître sensible au dommage, baise son Crésus, et lui dit de grimper sur son dos. Sans se faire prier, celui-ci enfourche sa monture, et à poing fermé lui frappe les omoplates coup sur coup, riant, et criant aux convives : - Gloutons ! gloutons ! combien de tapes là-dedans ? - Après s'être fait chevaucher quelque temps, Trimalchion donna l'ordre de remplir de vin une gamelle énorme, et de le partager par rations à tous les esclaves assis à nos pieds : - J'y mets une condition, dit-il : celui qui refusera de boire, qu'on lui en arrose la tête. De jour, soyons sévères ; à cette heure il faut rire. –

Les mattées

LXV. Après cet acte de philanthropie, on servit les mattées *, dont le seul souvenir, foi d'honnête homme, me soulève le cœur. Figurez-vous, une pour chacun, des poules de basse-cour, au lieu de grives, qu'on vous donne avec un oeuf d'oie chaperonné. - Mangez, je vous prie, disait Trimalchion avec importance ; on a désossé ces volailles.

* mattées : D’après Louis de Jaucourt dans l’Encyclopédie de Diderot (1765), « Il parait que c'était un service composé de mets délicats, hachés, et assaisonnés d'épiceries. Ce mot est tiré du grec, et signifie toutes sortes de viandes délicates, tant poisson qu'autres. »

L’arrivée de Habinnas

En ce moment un licteur frappa à la porte, et, vêtu d'une robe blanche et suivi d'un nombreux cortège, un nouveau convive entra dans la salle. Effrayé de cet imposant appareil, je crus que c'était le préteur qui venait. J'essayai donc de me lever, et, quoique nu-pieds, de descendre sur le carreau. Agamemnon rit de mon agitation : - Tiens-toi tranquille, me dit-il, sot que tu es. C'est Habinnas le Sevir (membre d’un collège de six personnes), marbrier par-dessus le marché, qui, à ce qu'il paraît, excelle à fabriquer des tombeaux. - Rassuré par ce peu de mots, je laissai retomber ma tête sur mon coude, et contemplai avec ébahissement l'entrée du personnage. Celui-ci, déjà ivre, s'avançait les mains appuyées sur les épaules de sa femme ; et, la tête surchargée de couronnes, les parfums lui coulant du front sur les yeux, il s'alla mettre à la place du préteur, et de suite demanda du vin et de l'eau chaude. Enchanté de cette façon joviale, notre hôte à son tour demande une coupe plus profonde, et s'enquiert auprès du Sévir comment on l'a traité dans la maison d'où il vient. - Rien n'y manquait que ta présence, répondit l'autre : car la prunelle de mes yeux était ici ; et, par Hercule ! tout a été bien. Scissa fêtait la neuvaine du décès de son esclave Misellus, dont il avait affranchi le cadavre ; et, je pense, il partage là une bonne aubaine avec les percepteurs du vingtième ; car ceux-ci estiment le mort cinquante mille grands sesterces. Au reste, nous fûmes gentiment régalés ; seulement je regrette qu'il nous ait fallu jeter la moitié de notre vin sur les os du défunt.

Le souper de Habinnas

LXVI. - Mais enfin, reprit Trimalchion, que t'a-t-on servi pour souper ? - Je vais te le dire, si je puis : car j'ai si bonne mémoire qu'il m'arrive souvent d'oublier mon nom. Voici pourtant : En premier, un porc couronné d'un vase à boire ; autour de délicieux petits gâteaux blancs, des gésiers excellemment faits, et... oui, de la poirée ; puis de ce pain bis de ménage que je préfère au blanc, vu qu'il fortifie, et qu'avec ce régime, quand je fais mes affaires c'est sans douleur. Le second service fut une tarte froide, arrosée d'un miel chaud, première qualité d'Espagne : aussi n'ai-je pas touché à la tarte le moins du monde ; du miel, j'en ai pris à m'en barbouiller la moustache. A l'entour pois chiches et lupins, noix à discrétion, et fine pomme par tête : j'en ai cependant pris deux que voici, nouées dans ma serviette ; car si je ne rapportais quelque petite chose à mon esclave favori, j'aurais des sottises. Ah ! tu fais bien de me le rappeler, ma reine : nous avions devant nous un morceau d'oursin ; et Scintilla, en ayant goûté sans savoir ce que c'était, a failli vomir ses entrailles. Moi, j'en ai avalé plus d'une livre : car il avait le vrai fumet de sanglier. Et puis, me disais-je, si les ours mangent les hommes, à plus forte raison les hommes doivent-ils manger les ours. Sur la fin nous avons eu un fromage mou, du vin cuit, un escargot pour chacun, et des tripes hachées, et des foies en boîtes, et des oeufs chaperonnés, et des raves, et de la moutarde, et la tasse de six setiers (unité de mesure), de l'invention de Palamède, à qui les dieux fassent paix ! On fit aussi circuler dans une petite nacelle des olives marinées, dont quelques grossiers convives nous défendirent l'approche à coups de poings ; quant au jambon, nous lui fîmes grâce.

 

Fellini, Satyricon : Fortunata et Scintilla

 

Fortunata et Scintilla

LXVII. Mais dites-moi, Gaïus, je vous prie, pourquoi Fortunata n'est-elle pas des nôtres ? - Comment ? Vous la connaissez : tant qu'elle n'aura point serré l'argenterie et partagé la desserte aux esclaves, elle n'avalera pas une goutte d'eau. - Eh bien, si elle ne prend place, moi je décampe. - Et il se levait déjà, si, au signal donné, les domestiques n'eussent crié tous ensemble : Fortunata ! quatre fois et plus. Elle arriva donc, la robe retroussée par une ceinture verte, de manière à laisser voir en dessous sa tunique cerise, ses jarretières en torsade d'or, et ses mules dorées. S'essuyant les mains au mouchoir qu'elle portait au cou, elle se campe sur le lit de la femme d'Habinnas, Scintilla, qui bat des mains et qu'elle embrasse : - Est-ce bien toi ? Quel bonheur ! - Et les familiarités vont leur train, et Fortunata détache les bracelets qui entourent ses énormes bras, et les livre à l'admiration de son amie. Elle finit par dénouer même ses jarretières et sa coiffe de réseau, qu'elle assure être de l'or le plus fin. Trimalchion, qui les observe, se fait apporter le tout. - Voyez, disait-il, l'attirail d'une femme ! Qu'y faire ? Et nous, pauvres sots, elles nous ruinent. Six livres de poids et la demie, c'est ce que le bracelet doit avoir ; et moi, nonobstant ce, j'en ai un de dix livres, que j'ai fait faire avec les millièmes de Mercure. - Et enfin, pour prouver qu'il n'en imposait pas, il fit apporter une balance, et chacun dut vérifier le poids. Non moins impertinente, Scintilla ôta de son cou une petite boîte d'or qu'elle appelait son porte-bonheur, et en tira deux pendants d'oreilles qu'elle donna à examiner l'un après l'autre à Fortunata. - C'est un cadeau de mon mari, dit-elle ; on n'en a pas de plus beaux. - Oui ! réplique Habinnas, tu m'as tourmenté comme un remède pour me faire acheter ces fèves de verre. Vraiment, si j'avais une fille, je lui couperais net les oreilles. S'il n'y avait pas de femmes au monde, nous regarderions tout cela comme de la boue. Mais payer si cher pour si peu, c'est pisser chaud et boire froid. - Cependant les deux femmes, quoique piquées, ne font que rire entre elles et confondre leurs baisers avinés ; et Scintilla proclame son amie la ménagère par excellence, et l'autre se plaint des mignons et de l'insouciance maritale. Tandis qu'elles s'étreignent de la sorte, Habinnas se lève en tapinois, saisit Fortunata par les pieds qu'elle tient étendus, et la culbute sur le lit. - Ah ! ah ! s'écrie-t-elle, en sentant sa tunique glisser par-dessus ses genoux ; et se rajustant vite, elle se cache dans le sein de son amie, et couvre de son mouchoir un visage que le rouge de la honte enlaidit encore.

Le dessert ; l’esclave de Habinnas

LXVIII. Après une pause de quelques instants, Trimalchion demande le dessert. Les premières tables sont toutes enlevées et remplacées par d'autres, et les valets sèment sur le plancher une sciure de bois teinte en safran et en vermillon, (puis ce que je n'avais jamais vu) de la pierre spéculaire pulvérisée. Alors Trimalchion : - Je pouvais, nous dit-il, m'en tenir à ces planches pour dessert : car vos secondes tables les voilà ; mais, si l'on a quelque chose de décent, qu'on l'apporte. - En ce moment un valet égyptien, qui servait de l'eau chaude, se mit à contrefaire le rossignol ; Trimalchion de temps en temps criait : Un autre ! après quoi la scène changea. Un esclave, assis aux pieds d'Habinnas, averti, je crois, par son maître, déclame brusquement d'une voix glapissante :

Cependant le héros, loin des murs de Didon, 
Voguait, sûr de lui-même...

Jamais son plus aigre n'avait écorché mes oreilles ; car, outre que le barbare faisait des longues et des brèves à contretemps, il entremêlait le tout de lambeaux de farces Atellanes, si bien que pour la première fois Virgile lui-même me fut déplaisant. La lassitude l'ayant obligé enfin de cesser, Habinnas dit pour réflexion : - Et le gaillard n'a jamais fait d'études ! Seulement je l'envoyais quelquefois aux bateleurs, où il s'est formé ; aussi n'a-t-il pas son pareil pour contrefaire à volonté les muletiers ou les bateleurs. C'est dans les cas désespérés que brille son savoir-faire : il est à la fois cordonnier, cuisinier, pâtissier, favori de toutes les Muses. Il a pourtant deux petits défauts, sans quoi il serait accompli : il est circoncis, et il ronfle : quant à ce qu'il touche, je ne m'en inquiète pas, c'est le regard de Vénus ; voilà pourquoi il ne sait rien taire ; l'oeil vif presque toujours. Je l'ai acheté trois cents deniers. –

LXIX. Scintilla interrompit le discoureur. - Bah ! dit-elle, tu ne racontes pas tous les défauts du mauvais sujet : c'est un mignon ; mais je ferai si bien qu'il portera les stigmates. - Trimalchion se prit à rire, et dit : - Je reconnais là le Cappadocien : il ne se sèvre de rien ; et, par Hercule ! je lui en fais mon compliment, car à sa mort on ne lui en tiendrait pas compte. Et toi, Scintilla, point de jalousie. Croyez-moi, nous vous connaissons aussi, mesdames. Puissiez-vous m'avoir sain et sauf, comme il est vrai que je m'escrimais souvent avec Mammea, oui, la femme de mon maître ; au point que celui-ci en eut vent, et me relégua dans une de ses métairies. Mais tais-toi, ma langue, tu auras du gâteau. - Prenant cela pour un éloge, ce vaurien d'esclave tira de sa robe une lanterne d'argile où pendant plus d'une demi-heure il souffla et trompeta, accompagné par Habinnas, qui pressait sous ses doigts sa lèvre inférieure. Pour dernier trait, l'esclave s'avance au milieu de la salle, et tantôt avec des roseaux fendus il parodie les chefs de chœurs, tantôt en casaque et le fouet en main il joue une scène de muletiers. Enfin Habinnas l'appelle à lui, le baise, et lui présente à boire : - A merveille ! Massa ; je te fais cadeau d'une paire de bottines.

 

sequendum est (à suivre) : 4e partie

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